
Pour cette deuxième chronique, plus d’un an après la première, je retrouve à nouveau Élisabeth et Julien pour qu’ils me parlent des Élèves à Haut Potentiel (EHP), et plus particulièrement de leur rapport aux rêves et à l’imagination à travers leur expérience du sujet.
- Archy : Pourquoi le rêve prend une aussi grande place dans vos vies ?
- Julien : Peut-être parce que tout y est possible, pas de frontière, pas de limites… Les technologies et les sciences sont de bonnes bases pour voyager, pour se créer un monde, en tout cas pour moi.
- Elisabeth : En ce qui me concerne, le rêve, c’est ce qui est impossible, inaccessible et insensé dans la réalité présente. C’est aussi ce qui nous révèle la façon dont nous percevons intimement la réalité, nos désirs, et même nos prémonitions, la façon dont on imagine (pas forcément souhaite !) l’avenir.
- Archy : Mais s’enfermer dans des rêves, c’est fuir la réalité, être asocial…
- Julien : Je ne parle pas de pathologie, mais d'un moyen d’évasion, de concentration de l’activité de son cerveau… Ces rêves peuvent se matérialiser par des Légos, des Mécanos, du bricolage. Pour d’autres ce sera de l’écriture, de la peinture… Après, tout peut être prétexte à la rêverie. Regarder les maisons passer lors d'un voyage en voiture et imaginer ce que font les personnes au même moment chez elles. Continuer dans sa tête un livre de science-fiction, un dessin animé ou un film…
- Archy : Et est-ce que ça t’a permis de mieux supporter ton présent ? En rêvant d’un futur plus « heureux » ou à ton image ?
- Julien : Oui, tout à fait. Il ne faut pas s’inquiéter de voir un EHP dans son monde imaginaire.
- Archy : Pourquoi ?
- Julien : Parce qu’il n’est pas forcément qu’imaginaire. A l’image d’un concepteur faisant les plans d’un objet avant de le réaliser, un enfant peut très bien imaginer son futur pour le réaliser ensuite.
- Elisabeth : Ah oui oui, la création, l’invention ! Ça me fait penser inévitablement aux rêves « semi éveillés » où Einstein laisse son esprit partir tout en le maintenant sous contrôle et qui vont être notamment à l’origine d’une nouvelle théorie de la gravitation !
- Archy : Julien, bientôt tu vas me dire que tu rêvais à une « âme sœur » avec qui tu serais sur la même longueur d’onde et avec qui tu aurais des enfants… Qui n’a pas rêvé une fois dans sa vie du prince ou de la princesse ?
- Julien : C’est pas faux ! Tout le monde rêve ; et la société, dès nôtre plus jeune âge nous « vend » du rêve. Elle promet que le prince charmant prendra Cendrillon sur son cheval blanc à ses 20 ans…
- Archy : Et qu’à 30, ce même prince partira avec la belle aux bois dormant ? C’est un peu téléphoné comme exemple, si je puis dire.
- Julien : C’est peut-être là que je fais la distinction entre un rêve bercé d’illusions et un rêve créateur. C’est-à-dire un rêve partant d’une situation réelle (A) et arrivant à une autre situation réelle (B) mais en imaginant tous les chemins possibles pour y arriver (en passant par C puis Y pour revenir à D…), si bien que, quand un des chemins se présentera dans la réalité, il y a une grande probabilité qu’il mène tout droit au but recherché. Je viens de prendre conscience que tout ce que j’imaginais sur mon futur s’est réalisé mais en beaucoup mieux, bien au-delà de mes espérances.
- Elisabeth : Du coup, sans vouloir casser l’ambiance, on peut aussi imaginer un futur très sombre pour le monde ; là, en ce qui me concerne, plutôt que rêver, c’est laisser venir dans son esprit ce que va devenir LOGIQUEMENT ce qu’on perçoit du présent.
- Archy : Le proverbe « mieux vaut vivre ses rêves que de rêver sa vie » me semble tout à propos, non ?
- Julien : Ou une citation de Saint-Exupéry : « Fais de ta vie un rêve, et d'un rêve, une réalité. ».
- Archy : Et quand avez-vous arrêté de rêver ? En devenant adultes ?
- Julien : Je n’ai jamais cessé de rêver, je continue d’imaginer mon/notre futur pour le réaliser ensuite. On oublie qu’un enfant à haut potentiel le restera toute sa vie et c’est pour cela que le terme enfant précoce ne convenait pas (ça impliquait qu’il cessait de l’être à l’âge adulte).
- Elisabeth : J’ai le sentiment d’être moins rêveuse que Julien ! Ou alors ce n’est qu’une question de termes. Au lieu « d’imaginer mon/notre futur », je dirais plutôt « élaborer », peut-être…
- Archy : On peut lire beaucoup de témoignages d’HQI qui ne supportent plus l’activité intense de leurs pensées, qui n’arrivent pas à mettre en pause leur cerveau, que ça parle trop et tout le temps dans leur tête…
- Julien : Moi c’est plutôt l’inverse qui m’inquièterait, si plus aucune voix ou pensée n’était là, je me sentirais mort. C’est plutôt une chance, une force et c’est le moteur de toute cette créativité et ces rêves. Il est d’ailleurs possible d’en tirer parti et de mettre toute cette activité à notre service.
- Archy : Ah oui, comment ça ?
- Julien : Puisque ça tourne en permanence très vite, il est possible de mobiliser ses pensées sur un projet en temps masqué ou la nuit. On peut visualiser en détail une création avant de la réaliser et même visualiser du code informatique avant de programmer.
- Archy : NON ! pas possible !
- Julien : Si si, ça m’arrive souvent quand je bloque sur un algorithme, de lâcher mon ordi et de tout reprendre dans ma tête. J’écris mentalement le code comme si j’étais devant mon écran et j’imagine ce qui pourrait produire à l’exécution. La solution à mon problème peut apparaître rapidement ou surgir au réveil le lendemain matin.
- Archy : Mais c’est magique !
- Julien : Non, c’est surtout un entrainement doublé d’une passion pour la résolution de problèmes ou d’énigmes. Si on m’avait expliqué petit que c’était possible de travailler de la sorte, je me serais entraîné à le faire beaucoup plus tôt et je me serais moins « pris la tête » à suivre des méthodes de travail qui ne me correspondaient pas.
- Elisabeth : Tu aurais peut-être eu plus de chance à devenir orphelin et à te faire droguer pour faire des visualisations complètement « space » comme Beth Harmon avec son échiquier au plafond, ces 64 cases dans lequel se retrouve « tout un univers » (voire tout l’Univers avec un grand « U »?) (rires)
- Archy : Ça me fait aussi penser à une technique de préparation des sportifs de haut niveau : la visualisation mentale. Cette technique reconnue a également fait l’objet d’études en neurosciences. On retrouve les mêmes zones cérébrales activées lorsqu’un joueur visualise son match (ou un pianiste sa partition) que lorsqu’il le joue en réel !
- Julien : Tu viens de m’apprendre quelque chose là ! C’est tout à fait ça ! Mais je dirais que la différence avec un sportif qui devra se concentrer et faire un effort de visualisation pour se préparer, c’est que pour moi, c’est naturel. Quand je ne fais « rien », j’ai toujours quelque chose qui tourne en tâche de fond dans ma tête.
- Archy : Mais comment peux-tu résoudre un problème algorithmique en dormant ? Tu fais des rêves lucides.
- Julien : Je ne connais pas, c’est quoi un rêve lucide ?
- Archy : En gros, dans un rêve lucide, le rêveur a conscience qu’il rêve et est capable d’orienter son rêve. La neuroscientifique Delphine Oudiette en parlait justement il y a quelques mois dans « Chacun sa route » sur les ondes de France Inter.
- Julien : Ah oui, ça m’arrive parfois, quand un rêve se transforme en cauchemar, au lieu de me réveiller je me dis stop, je supprime cette dernière scène (trop violente par exemple) et je la remplace par autre chose. Je continue ensuite mon rêve que j’ai consciemment modifié ; je le sais car en général je me souviens du rêve au réveil dans ces cas-là. Quand je suis « très préoccupé » par la résolution de mes problèmes informatiques, je ne sais pas si c’est un rêve lucide ou si j’y pense en boucle dans ma tête sans jamais trouver réellement le sommeil. Tout ce que je sais, c’est que mes yeux bougent (tout en étant fermés) comme s’ils suivaient ma pensée. Le lendemain matin, la solution me semble couler de source, comme si je venais de la lire dans un livre alors qu’en fait non, c’est le résultat de dizaines (ou plus) de tests essai-erreur de l’algorithme dans ma tête.
- Archy : C’est merveilleux ! Et ça marche pour tout ?
- Julien : J’aimerais bien que ce soit le cas effectivement, mais ça marche avant tout pour des sujets qui nous tiennent à cœur, pour qui nous avons un engagement actif. Vu de l’extérieur, ça donne l’impression d’être monomaniaque, mais de l’intérieur c’est une vraie partie de plaisir. Puis un jour, quand on a fait le tour de la question ou que le sujet ne nous passionne plus, on trouve un autre os à ronger…
- Elisabeth : Ouf ! Je suis bien contente que Julien fonctionne à l’amour et au goût de réussir à trouver pour résoudre ses problèmes de programmation, et n’a pas eu l’idée de recourir à des substances psychédéliques comme le LSD (vous allez croire que je fais une fixette) comme Steve Jobs ! Pour moi, le « rêve » qui aide à résoudre se fait plutôt, bizarrement dans l’action et dehors (en marchant par exemple), sans penser intentionnellement au sujet sur lequel je dois ou je veux réfléchir, en « laissant venir » les pensées, le raisonnement.
- Archy : Est-ce qu’il y a d’autres situations où le rêve et l’imagination vous sont utiles ?
- Julien : Oh oui, comme par exemple pour mes entretiens d’embauche. Après avoir passé 2 ou 3 entretiens on comprend très vite comment ça fonctionne, ce que les RH attendent… A chaque fois, je me faisais mon petit scénario d’entretien dans ma tête, je faisais parler le recruteur, je m’imaginais en train de répondre avec différentes phrases d’« accroche », différentes gestuelles pour imaginer ses réactions possibles… Le jour J au final, c’était comme si je jouais une pièce de théâtre, il y avait en face de moi l’acteur sur-jouant parfois son rôle de recruteur ou plutôt jouant le rôle qu’on attend de lui et moi à la fois spectateur et acteur de cette « comédie ».
- Elisabeth : « Je tiens ce monde pour ce qu'il est : un théâtre où chacun doit jouer son rôle » disait William Shakespeare.
- Archy : Mais t’en a passé combien ? T’étais au chômage ?
- Julien : Même pas non, mais j’étais « à l’écoute du marché » comme on dit dans le milieu. Oui, c’était devenu un petit jeu amusant : tester une présentation différente à chaque fois, « se vendre » différemment en mettant en évidence une expérience plus qu’une autre…
- Archy : Mais c’est de la perte de temps, surtout si derrière il n’y a pas de réel poste !
- Julien : Le fait qu’il n’y ait pas d’embauche immédiate derrière fait partie du jeu, celui des sociétés de service (qui se gardent un vivier de CV sous le coude). Et non, ça n’a pas été une perte de temps, loin de là. J’ai beaucoup appris sur le monde du travail et les rapports humains. J’ai souvent l’impression de toute façon en général que nous vivons une gigantesque pièce de théâtre où chacun (ou du moins certaines personnes) joue non pas son rôle, mais le rôle que les autres attendent qu’il joue (et donc auquel il se plie).
- Archy : La belle affaire ! Ça sert à quoi de savoir tout ça ? Tout le monde sait que nous vivons dans un monde de paraitre, de faux-semblants…
- Julien : Au contraire, ça sert d’entrainement et de référentiel. Ça sert également à comprendre les remarques ou les comportements de certaines personnes et savoir prendre la distance qu’il convient au bon moment pour ne pas se laisser atteindre ou devenir blasé.
- Elisabeth : Du coup, moi, je suis plutôt spécialiste du « post-traitement » pour les événements où mon attitude ne m’a pas satisfaite, comme quand je n’ai pas « mouché » un malotru de façon suffisamment cinglante. Frustrée et en colère, je me refais le film des dizaines de fois ! Et la fois d’après, je fais mouche du coup !
- Archy : C’est curieux, Julien, tu reproduis la même démarche avec le comportement humain qu’avec les objets que tu démontes (tu es très bricoleur, m’avais-tu dit la dernière fois).
- Julien : Je n’avais pas remarqué mais effectivement, depuis tout petit j’adore tout démonter pour comprendre comment les objets fonctionnent, si c’est possible de réparer plutôt que de jeter… Et là, je démonte à ma façon chaque réaction ou comportement que je vois pour comprendre comment tout s’articule, pourquoi on retrouve des similitudes d’un individu à l’autre.
On a une propension à « penser en dehors de la boite » qui fait que si on ose franchir le pas de la réalisation (se mettre en action), tout est possible.
- Archy : En outre, le rêve est un moteur, une source de création n’est-ce pas ?
- Julien : Le rêve, l’imaginaire, est pour moi la source de tout ! Je pense justement à un très beau film d’animation d’Hayao Miyazaki de 2014 : « Le vent se lève ».
- Archy : « Il faut tenter de vivre » : c’est une citation du poème de Paul Valery « Le cimetière marin ».
- Julien : Le film s’inspire de la vie de Jiro Horikoshi (un ingénieur japonais du début du XXème siècle célèbre pour avoir créer le chasseur bombardier Mitsubishi A6M, le fameux Zero). Dans la fiction, Jiro rêve (la nuit, le jour, à chaque instant de sa vie) d’être un ingénieur en aéronautique pour concevoir des avions, de beaux avions (en se basant sur des arêtes de maquereau pour la forme des nervures des ailes). Il est capable dans ses rêves, de parler à son idole, Giovanni Caproni (un ingénieur en aéronautique italien de la même époque). Giovani dira a Jiro : « Les avions ne devraient jamais servir à faire la guerre, et encore moins à s'enrichir. Les avions sont des rêves merveilleux, et les ingénieurs transforment les rêves en réalités. » et ceci : « Le plus important pour un ingénieur, c’est l’inspiration. L’inspiration ouvre les portes de l’avenir. Lorsque l’inspiration est là, la technologie suit. ». Jiro n’est pas qu’un simple ingénieur, il a quelque chose en plus, sans doute un QI très supérieur à 130 mais pas seulement. Tout ça pour dire que les propos de Giovani sur les ingénieurs est transposable à ce que vit un HQI. Certains HQI ont des rêves tellement fous qu’ils transcendent absolument tout et deviennent des « génies ».
- Archy : Elisabeth, on revient à Einstein qui se prenait pour un « cowboy » chevauchant un rayon de lumière, et qui appelait ça un exercice de pensée ! Il y en a un autre actuellement qui se rêve de faire voyager l’humanité vers Mars et de connecter le cerveau de l’homme à l’I.A.
- Julien : Il y a de fortes chances qu’il y arrive, et si ce n’est pas lui qui le fait, il aura inspiré le prochain génie qui y arrivera.
- Elisabeth : Sur le mode « je ne savais pas que c’était impossible, alors je l’ai fait » comme disait Mark Twain !
- Archy : Mais comment reconnait-on un génie ? Par exemple toi, Julien, t’as bien la tête d’une ampoule mais t’es loin d’être le génie de la lampe !
- Julien : Très drôle ! C’est ce que l’Histoire retiendra et ce que l’humanité aura gagné après le passage de cette personne. A vrai dire, tout le monde devrait se considérer comme un génie, pour lui-même, pour toutes les petites réussites qu’il arrive à réaliser au quotidien (un peu comme une philosophie de vie, à l’opposé du syndrome de l’imposteur) au lieu de jouer les « QIméros » (« C’est trop injuste, oh non mon Dieu, je suis trop intelligent pour être heureux, je vais échouer, c’est certain, je pense beaucoup trop !!! »). Je pense que les personnes les plus à même de faire bouger les lignes et à créer le futur sont les HQI. On a une propension à « penser en dehors de la boite » qui fait que si on ose franchir le pas de la réalisation (se mettre en action), tout est possible.
- Elisabeth : Un génie, ça doit en effet être un esprit de contradiction et un esprit de vision, véritablement libre.
- Archy : En même temps, certaines personnes n’oseront jamais pas par peur de l’échec quand d’autres s’enfermeront dans des réflexions sans fin, sans jamais passer à l’action. La solution serait-elle d’oser passer à l’action ? Se jeter à l’eau (du Mississippi, comme Tom et Huck) ?
- Julien : Sans nul doute ! Mais il ne faut pas avoir peur des échecs, car ils sont sources de progression.
- Archy : Pourtant dans ta scolarité, tu as plutôt mal vécu les échecs.
- Julien : C’est le moins qu’on puisse dire… Je me doutais bien qu’il y avait un problème dans l’équation, mais j’étais incapable de dire quoi. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais autant de mal et j’étais persuadé que je pouvais le faire (d’où le mal être qui en découlait). Au final, j’avais raison, ce n’était pas un problème de capacités ou de compétences mais de méthode, doublé d’une non prise en charge d’un trouble dys. Dans d’autres situations, l’échec ou la non réussite ne me posait pas plus de problème que ça (dans des jeux, au sport…). Maintenant, quand je m’obstine à trouver une solution à un problème, c’est que je sais que j’ai les capacités à résoudre ce problème.
- Elisabeth : Personnellement, je n’ai jamais supporté l’échec, et même sans savoir que j’étais HQI, je savais que je pouvais mettre toute l’énergie nécessaire pour réussir ce que je voulais, que ça ne dépendait que de moi, quitte à prendre des chemins de traverse, d’ailleurs…
- Archy : Julien, si tu devais choisir un personnage de Marvel, lequel choisirais-tu ? Captain America pour sa force et son sens de la justice ?
- Julien : Pas du tout, je préfère de loin Iron Man, déjà pour le coté techno. De plus, Tony Stark est un génie scientifique, ambivalent, dans son univers, ses délires, ses peurs, ses doutes. Il est imprévisible, excentrique…
- Archy : Donc pas la peine de te demander quel génie contemporain tu préfères. Elon Musk ?
- Julien : Bingo ! En même temps, ce n’est pas étonnant que Robert Downey Jr se soit inspiré de lui pour le personnage de Tony Stark.
- Archy : Pour conclure qu’aimeriez-vous passer comme message ?
- Julien : J’ai envie de laisser le mot de la fin à Dennis Gabor (le père de l’holographie) : « On ne peut prédire l'avenir mais on peut imaginer des futurs ».
- Elisabeth : Moi, ce sera Oscar Wilde : « Le progrès n’est que l’accomplissement des utopies » !